Aujourd´hui, je reproduis in extenso un article du
Figaro présentant la ville de Brasilia. Rude constat de la part du journaliste;
Brasília fut inaugurée le 21 avril 1960. Cette année, la «ville du futur» fête ses 50 ans. Un demi-siècle d'utopies qui donne à la capitale du Brésil son caractère unique.
Le palais d'Alvorada (ou palais de l'Aurore) est une oeuvre d'Oscar Niemeyer. Situé en périphérie du centreville, il est le lieu de résidence du président du Brésil, Luiz Inácio Lula da Silva, alias Lula. L'inauguration officielle de la ville eut lieu bien après celle de ce bâtiment (Reportage photo Emile Luider).
On vient au Brésil pour ses «sambadromes» bourrés à craquer de Cariocas toqués de danse, ivres de fièvre, pour ses aguichantes plages de sable blanc où se brisent des reins d'écume, pour ses maillots de bain de la taille d'un timbre poste. On vient plus rarement au Brésil pour sa capitale, Brasília. Dans l'esprit commun, la ville se résume aux plans séquence de L'Homme de Rio, dans lequel Philippe de Broca filme un Bébel suant à grosses gouttes dans un Brasília vide de population. Dans une métropole encore en gestation, Jean-Paul Belmondo alias Adrien court à perdre haleine sous un ciel d'azur. C'était il y a presque cinquante ans.
Le palais Itamaraty, le ministère des Affaires étrangères.
Aujourd'hui, depuis son siège d'avion, le voyageur survole un horizon d'herbes sèches, de boue calcinée et de bauxite rouge. Une toile tendue de savanes que crève brutalement la poussée verticale du béton. Brasília semble dressée dans une attitude d'exhortation, comme pour convaincre le curieux de lui rendre visite. La moindre agglomération est située à plus de 2 000 kilomètres. D'en haut, on dirait un test de Rorschach, en forme d'oiseau pour les uns, de papillon pour les autres. D'en bas, elle se décline en une équation mathématique d'avenues et une orchestration rigoureuse d'immeubles, véritable algèbre urbain. La ville orwellienne est à l'image de l'univers totalitaire de l'écrivain anglais: entre décor de science-fiction et délire architecturo-stalinien. Une utopie jaillie d'une pensée tricéphale: capitale rêvée par le président Juscelino Kubitschek (élu en 1956), planifiée par l'urbaniste Lucio Costa et dessinée par l'architecte
Oscar Niemeyer.
Une capitale dessinée par Oscar Niemeyer
De cette aventure humaine, il ne reste que Niemeyer pour témoigner. Bien que centenaire (102 ans), l'homme est toujours un architecte fécond, refusant les commandes, mais devisant avec passion sur l'épopée brasilienne. Il travaille à Rio dans un loft design en diable, à peine meublé: piano à queue, divan aux lignes aériennes, murs vierges et baie vitrée ouverte sur la plage incurvée de Copacabana.
«Lorsque Kubitschek est arrivé au pouvoir en janvier 1956, il a tenu la promesse de sa campagne électorale: cinquante ans de progrès en cinq ans de gouvernement. Un jour, il m'a dit: “Oscar, nous allons bâtir la nouvelle capitale du Brésil, au milieu de nulle part et à partir de rien. Quel symbole plus fort que la construction de Brasília pour exprimer ses ambitions pour un pays?”»
Niemeyer, ce sont 500 projets et plus de 200 réalisations. C'est aussi une phrase, prononcée des milliers de fois, usée jusqu'à la corde: «La courbe est la solution naturelle.» Il suffit d'observer l'une des créations de ce fervent communiste pour s'en convaincre: le siège du PCF, place du Colonel-Fabien, à Paris.
L'église Dom Bosco fut construite en hommage au saint patron de la ville, à l'endroit exact où passe le 15e parallèle.
Brasília est l'avènement d'un projet qui remonte au XVIIIe siècle, quand l'idée d'une capitale située à l'intérieur des terres commence à germer: une ville éloignée des côtes, menacées en permanence par les attaques maritimes. Le défi est de taille: construire la capitale fédérale d'un territoire de 8,5 millions de kilomètres carrés dans une zone déserte. Elle sera bâtie en mille jours, et 4 millions d'arbres seront plantés.
Le fameux plan pilote de Lucio Costa fut sélectionné en mars 1957, parmi 41 projets présentés par 26 candidats. Sa fille, une sexagénaire sexy, vit toujours dans le duplex familial un vaisseau flottant sur les eaux écumantes d'Ipanema , où son père a passé cinquante-six ans à produire des couches sédimentaires de croquis, de dessins et de plans.
«Mon père était un taiseux, un taciturne, un solitaire, travaillant seul sur son concept dans le secret de son bureau, ici, à l'étage du dessous. Le jour de la remise des projets, très en retard, il a glissé dans une pochette 11 pages dactylographiées et scotché un plan. Avec ma soeur, nous sommes partis tous les trois sur les chapeaux de roues. Le temps que mon père se gare, c'est moi qui suis allée remettre son rapport. Il avait réussi à penser une future capitale en quatre mois, créant un paysage urbain sur 360° d'horizon.»
Une utopie sociale et politique
Inaugurée volontairement un 21 avril, entre équinoxe et solstice, afin de lui donner un parfum animiste, la cité sortie de nulle part est une utopie sociale et politique. Ardent défenseur d'une idéologie égalitaire, Lucio Costa imagine une ville où sont gommées les différences sociales, où les quartiers sont organisés autour de leur fonction (secteurs résidentiels, des banques, des ministères, des commerces, des loisirs, des églises...) afin de garantir une meilleure qualité de vie en séparant travail, activités et habitations.
Bref, Brasília est avant tout conceptuelle. Seul hic? Prévue pour accueillir 500 000 habitants, elle en compte aujourd'hui 2,5 millions, et même plus de 3 millions avec sa banlieue. Depuis qu'elle a été classée par l'Unesco au patrimoine mondial de l'humanité, aucune rénovation urbaine n'est envisageable: la ville est vouée à rester figée dans les années 50, et sa population, contrainte de se loger en périphérie.
Une vingtaine de villes satellites ceinturent ainsi Brasília. Dix mille fonctionnaires et diplomates viennent y travailler quotidiennement. Chaque jour, matin et soir, un mouvement pendulaire assure via les liaisons d'autobus deux trajets. Brasília inspire à 7 heures et expire à 17h30. Une cadence à la rigueur de métronome: l'axe monumental (son avenue principale) est ouvert à la circulation dans un sens le matin, qui s'inverse le soir. En fin d'après-midi, lorsque les salariés fuient le centre-ville, les douze artères en sens unique (250 mètres de large) ondulent sous les rejets brûlants des pots d'échappement.
Les plus pauvres sont contraints de vivre dans des favelas.
Les rares privilégiés qui habitent le plan pilote sont fiers de leur appartenance à la ville. Ils vantent avec exubérance un sentiment d'«insularité» forgé sur les 2 000 kilomètres de vide qui les séparent du reste du monde. Les autres, bien que reclus dans la périphérie, expriment un même sentiment d'affiliation. «Cette ville, on l'a dans le sang!» Ils l'aiment pour «ses rues vides, son béton en surdose, son atmosphère létale». Sans ironie. Préservée de la souillure d'une quelconque modernisation, identique au projet initial, sa substantifique moelle à leurs yeux n'a subi aucun outrage. L'un d'eux résume en une phrase le lien paradoxal qui l'unit à Brasília: «C'est une ville que l'on passe son temps à vouloir quitter, mais dont on n'arrive jamais à consommer le divorce.»
Brasília est une somme de contradictions. L'une d'elles est qu'il faut sortir du centre-ville pour comprendre le mode de vie de ses habitants. Les faubourgs offrent trois options: favelas, où s'entassent laissés-pour-compte et va-nu-pieds; apologie de la déglingue, cités dortoirs réservées à la masse ouvrière et aux petits fonctionnaires; résidences protégées où les nantis vivent reclus derrière de hauts murs surmontés de barbelés. Bois précieux, béton teinté, baie d'aluminium, murs de verre... Ici, les maisons sont toutes l'oeuvre d'architectes soucieux de rivaliser avec le maître Niemeyer. L'idéologie en moins.
Aujourd'hui, Brasília fête son cinquantième anniversaire, mais sous le fard appliqué à la truelle, le visage de la capitale porte les outrages du temps. La cité «du futur» n'a jamais été conçue pour vieillir.